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Photo du rédacteurGilles Cosson

L’exception culturelle française

Chers amis danois,


Il m’est demandé de vous parler aujourd’hui de « l’exception culturelle » française, sujet délicat qui suscite dans la plupart des pays qui nous entourent le plus souvent de l’irritation, au mieux un sourire amusé. Et pourtant, il s’agit d’un sujet qui dépasse à dire vrai le cadre de la France et qui concerne tous les Européens, en tant qu’héritiers d’une histoire, comme d’une culture, multimillénaire. Pour bien savoir ce dont nous parlons, je rappelle que l’exception culturelle signifie le droit pour la France de ne pas soumettre les produits culturels que sont le livre et le cinéma français aux règles de l’OMC, ce qui veut dire les soustraire aux règles normales de la concurrence en conservant le droit de les encourager par des aides spécifiques. Je voudrais d’abord souligner un paradoxe qui me concerne. Je me suis toujours senti profondément international. Certes, je suis né français, mais je suis aussi européen d’adoption et citoyen du monde par conviction. La littérature française, pour riche qu’elle soit, ne m’a toujours paru qu’un rameau de la prodigieuse littérature européenne dont les romanciers scandinaves fournissent tant d’exemples magnifiques. Je ne suis donc sans doute pas le mieux placé pour parler avec toute la conviction nécessaire d’un sujet comme celui-là. Mais l’on pourrait dire à l’inverse qu’il n’est possible d’aborder ce thème qu’avec un minimum de recul. C’est donc la raison pour laquelle j’ai accepté de le traiter, avec toute la modestie requise, bien entendu. Je traiterai de la question en deux parties; Dans la première, je me pencherai sur l’origine du caractère français et donc de l’exception culturelle si elle existe. Dans la seconde, j’aborderai la situation de cette exception dans le monde d’aujourd’hui avec ses limites et, en même temps son caractère exemplaire.


1 - Naissance de l’exception culturelle française


Il est bien connu que les Français aiment à se rattacher aux Gaulois (comme les Scandinaves aux Vikings). Cette fédération de peuples, globalement d’origine celte, occupaient le territoire français avant le début de l’ère chrétienne et il est intéressant de savoir ce que disait des Gaulois Strabon, chroniqueur et historien grec du premier siècle avant Jésus-Christ.  » À leur franchise, dit-il et à leur fougue naturelle, les Gaulois joignent une grande légèreté et beaucoup de fanfaronnade, ainsi que la passion de la parure, car ils se couvrent de bijoux d’or… et leurs chefs s’habillent d’étoffes teintes de couleurs éclatantes et brochées d’or …  » Et il ajoutait:


« Cette frivolité de caractère fait que la victoire rend les Gaulois insupportables d’orgueil, tandis que la défaite les consterne …  »


Les choses ont-elles tellement changé ? Toujours est-il que la conquête romaine s’abat sur ce peuple léger et tente de lui donner des habitudes de discipline. Et avec la conquête arrive aussi l’héritage de la Grèce antique avec ses rhéteurs et ses sophistes, entraînés à toutes les finesses de la spéculation intellectuelle. La France du Sud, avec sa Narbonnaise, province romanisée la première et moins sujette par la suite aux incursions des barbares du Nord (parmi lesquels les Vikings qui ont ravagé allègrement le Nord de la France), subira profondément l’influence de Rome et à travers elle de la Grèce. Ce n’est pas un hasard si la rhétorique y fleurira à loisir. On peut d’ailleurs dire qu’elle y fleurit toujours, nos provinces méridionales tombant volontiers sous le charme du beau discours et du beau parleur. N’oublions pas que les troubadours, ces poètes qui chantaient les charmes de la femme sont nés dans cette région … La galanterie française a des origines anciennes. Mais l’influence de la culture gréco-romaine marquera en fait toute la France. N’oublions pas que la classe de première qui précède le baccalauréat s’appelait d’ailleurs classe de rhétorique jusqu’en 1940 et que l’étude du latin et du grec, accessoirement de l’allemand, langue noble, marquera durablement les études et donc le caractère français, par opposition à l’anglais, langue des marchands que les jeunes Français cultivés n’apprenaient que par obligation. Se forme ensuite une deuxième particularité de l’esprit français: le goût de la centralisation. Pour des Scandinaves élevés dans le respect de l’opinion de chacun et des coutumes locales, le point est singulier. Mais le Royaume de France s’est organisé dès le départ sur le principe de la suprématie de l’autorité royale. Là où les chefs scandinaves étaient élus, là où le storting islandais réunissait toute la population une fois l’an à Thingvellir pour décider des questions importantes, le roi de France souhaitait décider seul et Louis XIV y parvint finalement. Sans doute était-ce la contrepartie obligée de l’indiscipline relevée par Strabon … Il faut noter que cet absolutisme de fait coïncida avec l’âge d’or du rayonnement français (17ème et 18ème siècle). Ce n’est donc pas non plus un hasard si après de brefs intermèdes révolutionnaires, le peuple français, nostalgique de sa grandeur passée, avait tendance à y revenir. Napoléon, puis après lui les Rois de France manifesteront ce type de retour à l’autorité centralisée. Et le phénomène ne s’arrêtera pas là puisque, après chaque période d’anarchie (révolution de 1848, Commune de Paris en 1871, Mai 1968), les Français voteront comme un seul homme pour la restauration de l’ordre et de l’autorité centrale. La France est donc un pays profondément conservateur qui ne progresse que par secousses. Soumission inattendue à l’autorité et esprit de contestation sont les deux mamelles du génie français. Comme le disait très bien le philosophe Alain: « Résistance et obéissance, voilà les deux vertus du citoyen : par l’obéissance, il assure l’ordre, par la résistance, il assure la liberté … Obéir en résistant, c’est tout le secret. Ce qui détruit l’obéissance est anarchie, ce qui détruit la résistance est tyrannie …  » Reconnaissons que ce singulier mélange de goût du discours et d’abdication de l’esprit critique, de pensée unique et de contestation militante, ont donné quelques beaux fruits. L’histoire de France est un singulier mélange de folie et de raison, de gloire et d’échecs. Et ce mélange unique a forgé une conscience nationale très forte qui pose problème à la France dès lors qu’il s’agit d’Europe. Comme le résume à la fin du XIXème siècle le philosophe et historien Ernest Renan:


« Avoir des gloires communes dans le passé, une volonté commune dans le présent; avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore, voilà les conditions essentielles pour faire un peuple … »


Personne ne saurait nier que la conscience d’être un peuple est inhérente aux Français. Mais, deuxième caractéristique, le respect, voire l’amour des idées (un amour naïf et parfois puéril: voir le succès du « grand espoir (communiste) qui se lève à l’Est » chez les intellectuels) leur est sans doute plus naturel que nulle part ailleurs. Chaque Français est convaincu de porter en lui une pait d’idéalisme universaliste. Il ne déteste rien tant que la routine intellectuelle, il aspire maladroitement au neuf, à la cause noble qui va le transporter au delà de lui même. Montesquieu l’exprimait de la façon suivante:


« Si je savais une chose utile à ma nation qui fut ruineuse à tout autre, je ne la proposerais pas à mon prince parce que je suis homme avant d’être français, ou bien parce que je suis nécessairement homme et que je ne suis français que par hasard …  »


Assez de citations. Tentons de résumer. Le Français se sent universaliste de coeur, même s’il n’est souvent que provincial, il se voit comme défenseur de la liberté ici et partout, même s’il s’est souvent remis entre les mains de dictateurs ou d’hommes d’autorité (mais ces hommes avaient tous un point commun: ils lui promettaient la gloire au nom des idées … ). Il ne déteste rien tant que le langage de la plate raison, même si Descartes en a été un des inventeurs, il hait la routine, même s’il a développé un art de vivre qui accorde une grande place aux plaisirs domestiques, il se sent citoyen du monde même s’il vit retranché derrière les corporatismes et les privilèges… Bref, tout ceci fait une montagne de paradoxes, mais un peuple attachant, curieux, et convaincu, aujourd’hui encore de sa mission universelle, celle de concilier idéal et esprit pratique, liberté et soumission aux nécessités de la vie. Tel est, me semble-t-il, le caractère français, et c’est dans ce caractère que l’exception culturelle prend sa source.


2 – L’exception culturelle aujourd’hui


Nous l’avons dit: le Français est jaloux de ses prérogatives individuelles et attaché à ses traditions culturelles. Arrive sur ce terrain le concept de mondialisation et, pire encore de mondialisation culturelle. Il va donc se rebiffer.


Sur le plan économique, il ne peut s’agir que d’un combat d’arrière-garde, et il n’est d’ailleurs mené que par des acteurs secondaires. Si l’on peut admettre que le principe de précaution joue en matière de produits alimentaires (OGM ou autres), tous les acteurs du monde de l’industrie ou de la Finance savent bien qu’il faut s’adapter ou mourir. Je connais bien cet univers-là, et je peux affirmer que les chefs d’entreprise français ont su s’adapter tout en restant eux-mêmes. La grande industrie, qu’il s’agisse d’acier, de constructions navales, de BTP, d’industrie automobile, d’hôtellerie ou plus récemment de sociétés informatiques, est là pour en témoigner. Le chef d’entreprise français aborde sans complexe le monde d’aujourd’hui et a montré ses capacités, tout en restant fidèle à la tradition du repas d’affaires ou à ses moments de détente … Il me semble même qu’il est resté sensible à la culture et qu’il lui déplait (en général) d’être catalogué simplement comme un « professionnel » au sens anglo-saxon du terme. Mais il admet pleinement la nécessité du marché, il en comprend les mécanismes et il s’y adapte sans complexe. Reste le domaine proprement culturel où les Français dans leur ensemble vont se montrer beaucoup plus intransigeants.


  1. D’abord parce que la langue est pour eux beaucoup plus qu’un ·élément de communication, en fait l’héritage d’une civilisation millénaire à laquelle ils sont profondément attachés. Cette langue leur paraît menacée par l’envahissement des produits culturels de langue anglaise. Ils vont donc tenter de s’y opposer. Notons que les moyens financiers dont ils disposent sont le centième de ceux de l’industrie des loisirs américaine, Hollywood étant le symbole de cette domination menaçante. C’est vraiment la lutte de David contre Goliath … Je sais bien que certains diront que se soustraire aux règles de la concurrence va aboutir à une perte de créativité et à un risque de sclérose sur des positions acquises, et ce risque existe en effet. Mais à l’inverse, le risque de destruction pure et simple de la création française existe. Face à la puissance de l’industrie américaine du cinéma, comment les petits producteurs français pourraient-ils résister? L’exemple de plusieurs pays européens donne sur ce plan à méditer. Le gouvernement, soutenu par l’opinion, va donc s’efforcer par toutes sortes de moyens : subventions à la production cinématographique, prix du livre, etc. de freiner le déferlement de ces produits « préemballés et prédigérés » que fabrique à tour de bras l’industrie américaine. Remarquons que, sur ce point, la position française s’exerce en fait en faveur du maintien de la tradition culturelle européenne dans son ensemble: l’existence du cinéma danois, de « Jour de colère » au « Repas de Babette », pour ne citer que deux films bien connus des Français, représente un actif qu’il ne faut pas laisser perdre, comme c’est le cas aussi du cinéma italien, allemand ou espagnol. La libéralisation totale des « produits culturels » si elle était réalisée, pourrait aboutir à l’asphyxie rapide des petits producteurs européens.

  2. Ensuite parce que le contenu même de ces productions en série d’origine américaine paraît (confusément) au peuple français la négation même de ses traditions. Le goût de la violence, l’affirmation constante du rôle dominant de l’argent, et plus généralement la diffusion d’un modèle qui fait peu de place à la culture, réveillent chez les gouvernants (et trouve des échos profonds dans le peuple) la tradition d’indépendance et le goût de la contestation dont parlait le philosophe Alain. Relisons à ce propos ce que disait du despotisme de demain un grand penseur français, Alexis de Tocqueville dans son fameux livre « De la démocratie en Amérique » : « Je veux imaginer sous quels traits le nouveau despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres: ses enfants et ses amis forment pour lui toute l’espèce humaine ; quant au reste de ses concitoyens, il est à côté d’eux, mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il nexiste qu’en lui-même et pour lui seul et, s’il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu’il n’a plus de patrie. » Il est quelque chose de pathétique dans la défense du modèle culturel français, exigeant et élitiste (et à travers lui du modèle européen), face au déferlement du modèle de masse de type anglo-saxon avec sa « main invisible », censée assurer le progrès de tous au travers de l’intérêt de chacun. Il est vrai aussi que l’on pourrait voir dans ce texte la main doucement oppressive des « états providence » qu’ils soient français ou scandinaves.


Conclusion


L’héritage culturel de la France, et plus généralement l’héritage culturel européen, est d’une telle richesse qu’il ne peut être question de le traiter comme une marchandise ordinaire. Il me semble que tous les Européens pourraient s’accorder sur cette idée. Il est vrai que la France, contrairement à la plupat1 de ses voisins n’a jamais été une terre d’émigration, il est vrai qu’elle est restée crispée sur un modèle qui a sans doute vieilli, mais il est non moins vrai qu’elle reste la première destination touristique du monde et que son art de vivre y est probablement pour quelque chose. Si elle n’avait à offrir que ses paysages, sans doute serait-elle vite détrônée par nombre d’autres destinations … Ce qu’elle a à offrir de plus, c’est justement son « exception culturelle ». Chers amis danois, il me reste donc à solliciter votre indulgence pour ce peuple paradoxal qui est le mien auquel j’appartiens par toutes les parcelles de mon être, et qui espère continuer à être lui-même dans un monde sans pitié pour les originaux.



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