Conférence à la Maison de l’Europe de Paris
Origine et enseignements
I – La situation en 1914
Pour la bourgeoisie intellectuelle et marchande, le monde est sur la voie d’un progrès sans fin. Les crises sont certes inévitables mais faites pour être surmontées. Personne n’a mieux exprimé ce sentiment que Stefan Zweig dans ses «souvenirs d’un européen» Voici ce qu’il écrit depuis son exil brésilien, en1940 : « Il est sans doute difficile de peindre à la génération actuelle qui a été élevée dans les catastrophes … l’optimisme, la confiance dans le monde, qui nous animaient, nous les jeunes du début de ce siècle. Les hommes devenaient plus beaux et plus sains grâce au sport, à la nourriture meilleure, à la réduction du temps de travail et à une relation plus intime avec la nature. Les voyages étaient devenus moins onéreux, plus commodes et la nouvelle audace des hommes les rendaient plus hardis dans leurs pérégrinations, moins craintifs et économes dans leur manière de vivre … Seul celui qui a vécu cette époque de confiance universelle sait que tout depuis n’a été que décadence et obscurcissement» Et il conclut « Si aujourd’hui on se demande à tête reposée pourquoi l’Europe est entrée en guerre en 1914, on ne trouve pas un seul motif raisonnable, pas même un prétexte … » .
Que s’est-il donc passé?
1 – Les raisons objectives de type socio-économiques
Je ne m’étendrai pas sur ce point, bien connu de la plupart d’entre vous. Il est nécessaire cependant d’y jeter un coup d’œil pour planter le décor. ,. Chacun sait que, face à une puissance commerciale et industrielle déclinante, la Grande- Bretagne, deux puissances émergentes s’affirment de plus en plus: les Etats-Unis et l’Allemagne. Quelques chiffres permettent d’éclairer le débat. Ce sont d’abord ceux du commerce international en 1911 : Angleterre : 27MMF, Allemagne : 21, USA :16, France :13, Pays-Bas: 12, Russie : 6, Empire Austro-Hongrois : 5,5, Italie : 5. Ensuite ceux de l’accroissement annuel du produit national brut entre 1896 et 1913 France: 1.7 %, Angleterre: 2,1% ,Allemagne et USA : 2,8% On mesure à ces indices la formidable expansion industrielle et commerciale allemande dans le même temps que se développe sa puissance militaire (en particulier la Marine avec l’amiral Tirpitz). En résumé, en 1914 la course aux armements est bien engagée et dans presque tous les grands pays européens, le complexe militaro industriel symbolisé par Krupp est en place Au même moment, deux exutoires commencent à se fermer:
L’expansion coloniale ralentit: la grande époque des conquêtes coloniales s’achève: L’Afrique est partagée entre les grandes puissances, l’Inde, l’Indochine, le Moyen-Orient, sont largement sous influence, les territoires vierges se raréfient, le temps du monde fini commence~ L’émigration en particulier vers les Etats-Unis ralentit aussi : il ne faut pas oublier qu’au 19ème siècle, près de vingt-cinq millions d’Européens ont traversé l’Atlantique, le gros d’entre eux s’étant dirigés vers les USA. Or ceux-ci adoptent maintenant une position plus restrictive (qui culminera en 1921 par le système des quotas). Bref, les deux soupapes qui ont permis un «transfert» du dynamisme européen se ferment peu à peu. Les peuples d’Europe sont maintenant face à leur destin.
2 – Les raisons culturelles
Aucune explosion n’aurait été possible sans une intervention de l’inconscient collectif, disons de l’âme des peuples, et je voudrais m’appesantir sur ce point. Contrairement aux USA qui se sont fondés sur la rupture avec le passé, l’Europe est riche, trop riche de traditions historiques à fort contenu héroïque qui remontent très loin dans le temps. Cette tradition héroïque souvent teintée de spiritualité est un facteur de fermentation redoutable. Elle a été partiellement occultée par un siècle et demi de rationalisme qui commence, disons, à l’époque des lumières, mais ce rationalisme n’a touché l’âme des peuples que superficiellement. Notons à ce propos que les explorateurs, même si leurs motifs sont souvent commerciaux, voire de pure et simple conquête, sont presque toujours assimilés à des missionnaires et que leurs aventures sont présentées comme héroïques. Rappelons-nous Brazza, René Caillé ou Livingstone : l’Europe continue à sacraliser tout ce ou ‘elle entreprend.
A partir de 1905, le rationalisme, d’ailleurs limité à une fraction de la société, perd de son emprise face à une formidable montée du nationalisme romantique. Le «culte des héros» trouve partout un terrain favorable. Regardons la question de plus près, chez les principaux protagonistes. France C’est Clemenceau qui ouvre le bal sur le mode laïque après le coup de Tanger.
Qu’écrit-il dans l’Aurore du 1er juin 1905? « Être ou ne pas Être: voilà le problème qui. se pose pour la première fois depuis la guerre de cent ans face à une implacable volonté de suprématie. Nous devons à nos mères, à nos pères et à nos enfants de tout épuiser pour sauver le trésor de vie FRANCAISE que nous avons reçu de ceux qui nous précédèrent et dont nous devrons rendre compte à ceux qui nous suivront…» Il est aussitôt relayé par tous ceux qui vont donner une dimension mythologique, voire mystique à ce sentiment instinctif.
C’est Maurice Barrès avec sa série des «bastions de l’Est» et en particulier «Colette Baudoche» publié en 1909, sans doute le plus représentatif, livre dans lequel il exalte les vertus « françaises» maintenues par les Lorrains sous occupation allemande.
C’est Charles Peguy, revenu au catholicisme, qui, après avoir écrit «notre patrie» en 1905, insiste sur le «peuple inventeur de la croisade», sur la «nation privilégiée de Dieu», et qui met en avant le thème «héroisme et sainteté» -C’est le crêpe maintenu sur la statue de Strasbourg place de la Concorde après 1907.
C’est enfin le véritable culte rendu à Jeanne d’Arc perçue comme l’incarnation des valeurs «françaises» à base de foi, de courage et d’esprit chevaleresque. Allemagne On ne dira jamais assez à quel point l’Allemagne de l’époque est dominée par la Prusse et la Prusse par la caste militaire. Or, comme le disait déjà Mirabeau, la Prusse est une « armée qui possède un Etat ». Et cet état véhicule, lui aussi, de très fortes valeurs mythologiques. Au premier rang de celles-ci, le culte du souvenir des ordres militaires, Porte-Glaive et Teutoniques, avec leurs chevaliers glorieux arborant le grand manteau blanc à croix rouge avec épée, ou simplement à croix noire: 12 au 15ème siècle.
Familles de hobereaux prussiens, les junkers; orgueil de leurs ascendants: Moltke, Manteuffel. Les Hohenzollern eux-mêmes remontent au 14ème siècle sans discontinuité depuis 1340. En 1370 le second, Frédéric 1er, margrave de Nuremberg devient électeur de Brandebourg et ses descendants ducs, puis rois de Prusse (différence avec Capétiens, Valois, Bourbons) Le romantisme nourri à ces sources est immense. Guillaume II autour de 1910 construit le Haut Koenigsbourg en Alsace et restaure Kaltenborn en Prusse Orientale. Rappelons-nous les noms mythiques qui enflamment l’imagination allemande: Kurland: Courlande, Livland : Livonie, lacs de Mazurie, forteresses de Kulm ou de Marienwerder. Marguerite Yourcenar dans le «coup de grâce», Michel Tournier dans le «Roi des aulnes» ont bien illustré ce thème. Réécoutons le chant de la Prusse Orientale cité par Tournier: « Le poing se serre sur la lance Les rênes tiennent ferme l’étalon Ainsi chevauchons nous d’Ouest en Est Le glaive à la main, la charrue ouvrant le sol Pour accomplir l’œuvre des chevaliers allemands … » Citons aussi Wagner et le culte des héros, Siegfried, Lohengrin et les autres… Ceci dit, il importe de souligner que ces mythes fondateurs sont gérés par la caste des officiers dans un esprit austère, d’inspiration religieuse luthérienne et de tradition chevaleresque. N’oublions pas non plus l’Italie avec D’Annunzio ou la GrandeBretagne, pourtant commerçante et pragmatique avec son immense empire et son non moins immense orgueil insulaire: «rule Brittania ». Quant à la Russie, encore largement paysanne et très fortement attachée à sa spiritualité propre, elle vibre chaque fois que les frères orthodoxes apparaissent menacés. L’attentat de Sarajevo contre l’archiduc François Ferdinand et l’ultimatum l’Empire Austro-hongrois catholique vont déchaîner la ferveur populaire.
En résumé, les peuples européens, riches d’une histoire millénaire et magnifique, vont se ruer les uns sur les autres sûrs de leur bon droit, au nom de Dieu, en fait au nom de l’idée mythologique qu’ils se font d’eux-mêmes. La 1ère fracture est donc d’essence chevaleresque, c’est au fond le dernier avatar de l’Europe des croisades, de l’Europe héroïque du Moyen âge. C’est la « grande illusion» de Jean Renoir. La guerre à ses débuts est exaltante et purificatrice. Écoutons à nouveau la grande voix de Zweig parlant de Vienne le jour de la déclaration de guerre :
« Une ville de 2 millions d ‘habitants éprouvait à cette heure le sentiment de participer à un moment qui ne reviendrait plus jamais, où chacun était appelé à jeter son moi infime dans une masse ardente pour s’y purifier de tout égoïsme. Toutes les distinctions de rang, de langues, de classes ou de religion étaient submergées par le sentiment débordant de la fraternité … »
Voici que le rideau se lève. Maintenant commence le temps de l’horreur quotidienne, du déluge de fer et de feu, bientôt celui des gaz de combats, de la boue, de la misère physique et morale, en un mot celui des désillusions, celui aussi de l’affaiblissement, voire de l’affaissement des valeurs traditionnelles qui n’ont pas su empêcher l’hécatombe.
Conclusion de la première partie
C’est l’alliance d’un complexe militaro-industriel et d’idéologies militantes qui a rendu la confrontation possible, nous y reviendrons, le tout dans une atmosphère de délire collectif qui a complètement occulté les réalités de la guerre moderne.
II – La deuxième fracture européenne 1916/1945 : le délire idéologique
L’affaissement des valeurs traditionnelles, même si ce sont elles, ô paradoxe qui ont permis à la plupart des nations démocratiques à forte cohésion interne de «tenir» jusqu’au bout, l’effroi devant la perspective de la mort quotidienne, les difficultés liées aux privations, vont constituer, dans les Etats les plus divisés ou les plus faibles, le lit des idéologies totalitaires. Revenons sur ce point. Je suis de ceux qui pensent que l’être humain a besoin de certitudes pour faire face aux difficultés de l’existence, qu’il ne peut en un mot vivre longtemps sans un corps de doctrine qui constitue une explication globale du monde. Rares, très rares sont ceux qui sont capables de se regarder en face, sans rien qui permette d’atténuer ce que la réalité peut avoir d’insoutenable.
Ecoutons ce que dit un esprit pénétrant qui s’interroge de l’autre côté de l’Atlantique sur l‘héritage européen, je veux parler d’Octavio Paz « Absolutisme et totalité sont les deux faces de la même réalité psychique. Nous recherchons la totalité, l’unité, parce qu’elles sont la réconciliation avec le tout, de notre être isolé, orphelin et errant, la fin de l’exil qui a commencé avec la naissance. Nous nécessitons l’absolu parce que lui seul peut nous donner la certitude de la vérité à laquelle nous aspirons de toutes nos forces … » Et plus loin, il conclut : « Le totalitarisme confisque les valeurs religieuses, il les vide de leur contenu et se recouvre de leur manteau … » Ces observations vont nous servir de guide.
1 – La révolution bolchevique de 1917
La révolution bolchevique aurait-elle pu réussir sans la guerre. Réponse: non !
D’abord parce qu’objectivement, ce sont les Allemands qui ont mis Lénine dans un wagon plombé.
Ensuite parce que ce sont les massacres quotidiens, les privations, les désillusions qui ont dressé le peuple russe contre le tsar, bien plus qu’un rejet de classe. Nicolas II est faible, mais respecté, au moins au début. Avec beaucoup d’intuition, Raspoutine, sentant le manque de cohésion du pays, avec ses classes moyennes peu nombreuses et sa forte hétérogénéité ethnique, avait d’ailleurs tenté de le dissuader d’ouvrir les hostilités. La vérité est que, face à la déroute des valeurs traditionnelles russes, religieuses et monarchiques, le communisme, offre une autre explication globale du monde, un succédané de foi, une sorte de religion laïque. C’est bien ce qui explique que beaucoup d’intellectuels du monde entier adhèrent à ce « grand espoir qui se lève à l’Est ». C’est aussi ce qui explique le caractère implacable de la guerre civile entre les Blancs et les Rouges: en dernier ressort, il s’agit d’une guerre de religion non avouée. On ne meurt ou on ne tue jamais si bien qu’au nom de la foi. Des esprits pénétrants ne s’y tromperont pas. Dès 1919, Nicolas Chestov, philosophe émigré en France écrivait :
« De doctes esprits ont fait une science du matérialisme dialectique et, au nom de cette construction purement intellectuelle, l’Europe est priée de croire que le bolchevisme est une immense novation, légitimant par là même ) ‘esclavage le plus abject. .. »
Et il ajoutait :
« Nous devons lutter contre l’obscurantisme rationaliste qui ~e prolonge en un terrorisme rationnel, avec sa dictature et sa police chargées de faire respecter la vérité scientifique qui, étant nécessaire, devient par conséquent obligatoire et à laquelle chacun doit se soumettre … »
Mais parce que ce qu’il dit n’est pas dans le vent de l’histoire, personne ne l’écoutera. Ainsi la nuit du totalitarisme s’abat-elle sur la Russie sans que, et c’est là le plus effrayant, sans que l’on puisse suspecter, au moins au début, la bonne foi du clergé rouge qui remplace celui du tsar et de l’orthodoxie pour instaurer sans état d’âme la dictature du prolétariat.
2 – Nazisme
Quinze ans plus tard, les mêmes causes vont produire les mêmes effets. Après une défaite jamais acceptée, la disparition de l’Empire (car il s’agit là encore d’un empire fortement autocratique, donc fragile), l’effondrement du mark et le désarroi des années folles, la crise économique de 1929 qui atteint en A. une force inouïe avec 6,5 millions de chômeurs, fait le lit de Hitler et d’une soi-disant philosophie qui prétend, elle aussi, à une interprétation globale de l’histoire. Comme le remarque très bien O. Paz, on retrouve là toute la mythologie traditionnelle «retournée», mise au service d’une idéologie totalitaire : Wagner promu au rang de compositeur officiel et de héraut d’une âme allemande guerrière, la primauté du sang transformée en doctrine raciale, l’exaltation des valeurs viriles transformé en obéissance « ac cadaver » au chef suprême, mais aussi les « Napolas », textuellement: «établissements d’enseignement national politique » … , ces « châteaux de l’ordre nouveau », sortes de couvents militaires inspirés des forteresses teutoniques, (il y en eut 40), où sont élevées dans le mépris de la mort et le culte des valeurs nazies, l’élite de la jeunesse sélectionnée selon des critères très stricts. On y retrouve enfin l’affirmation de la supériorité d’une race née pour dominer le monde, la légitimation de la mise en esclavage de tous les autres, sans parler des conséquences plus terribles encore nées dans le cerveau malade du dictateur, tout ceci poussé à un point de démence tel que l’on a peine à imaginer que le peuple allemand ait pu l’accepter. Plus étonnant encore, on peut se demander comment la caste des officiers prussiens, élevée dans le culte de l ‘honneur et d’une tradition exigeante a pu se donner à un monstre pareil? Je me penche dans mon livre sur quelques raisons connues. À noter dans le même esprit que, dès 1934, Hitler dote l’ Allemagne d’un soi-disant évêque protestant du Reich, issu en droite ligne du parti nazi, illustrant ainsi la récupération à son profit des valeurs traditionnelles.
Conclusion de la deuxième partie
L’effondrement des valeurs traditionnelles, issues de la longue histoire des peuples européens, comme le manque de légitimité démocratique des régimes concernés, (absence de soupapes … ) ont rendu possible les déchaînements bolcheviques comme la folie nazie. Constatons d’ailleurs que les seuls qui se soient élevés au péril de leur vie contre les dictatures, l’ont fait au nom de l ‘héritage religieux ou chevaleresque de leurs peuples: ce sont le plus souvent en URSS les tenants de la religion orthodoxe, persécutés sans pitié par Staline; en Allemagne, la «rose blanche» à Munich sera l’émanation des cercles étudiants catholiques et les tentatives répétées d’élimination d’Hitler s’exerceront au nom des valeurs traditionnelles de l’armée, ceci culminant avec l’attentat du 20 Juillet mené par le comte Stauffenberg, pur représentant du corps des officiers.
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